jeudi 6 mai 2010

Marchandisation, corruption, franquisme... le parcours controversé de feu Samaranch

Juan Antonio Samaranch en 1998 (REUTERS/Grigory Dukor

Les obsèques de Juan Antonio Samaranch, président du Comité international olympique entre 1980 et 2001, ont été célébrées jeudi à Barcelone. Décédé la veille à 89 ans, l'Espagnol a révolutionné l'olympisme.
L'historien Patrick Clastres, du centre d'histoire de Sciences Po (auteur de Jeux olympiques. Un siècle de passions; éditions Les Quatre chemins, 2008) revient sur le parcours d'un homme controversé.
Quelle image restera de Samaranch?
Patrick Clastres. C'est le président qui a sauvé les Jeux olympiques de la guerre froide en les faisant entrer dans l'ère de la finance et des médias. Au milieu des années 70, le CIO était une petite institution lausannoise, avec un faible nombre de permanents. Le comité avait du mal à faire participer les Etats aux différentes éditions des Jeux, comme par exemple lors du double boycott de 1980-1984 [à Moscou puis à Los Angeles, ndlr].
Cette entrée de la politique sur le terrain sportif remonte à Helsinki en 1952, date de la première participation de l'URSS. On assiste à quelques empoignades sur les terrains, comme lors de la finale de basket-ball entre les Etats-Unis et l'URSS en 1972 à Munich. Lors de cette même édition, on a aussi la prise d'otages du commando Septembre Noir. Les Jeux de 1976 à Montréal sont ensuite boycottés par une vingtaine de pays africains. Les années 70 sont aussi marquées par la montée en puissance de l'URSS et de la RDA, qui dament le pion aux Etats-Unis.
Comment ce changement de dimension s'est-il matérialisé?
Ce qu'on appelle la révolution Samaranch, c'est l'abandon de l'amateurisme et la contractualisation du CIO avec les grands médias et les sponsors. Le comité change de statuts. Pierre de Coubertin n'en avait pas déposé. C'était une organisation informelle, dont le recrutement se faisait par cooptation. Au milieu des années 80, le confédération helvétique a accordé au CIO le statut d'organisation internationale non-gouvernementale (OING), de droit privé suisse.
Cela signifie que les responsables du CIO sont irresponsables judiciairement pour les décisions prises pendant leur mandat. C'est notamment ce qui a permis à Samaranch de ne pas être inquiété par la justice américaine après le scandale de corruption de Salt Lake City. Désormais, l'institution est protégée. Cela permet d'attirer des grands sportifs et de préserver les contrats. C'est tout ce travail juridique et commercial qui a permis aux JO de devenir un méga-événement. Dans le même temps, on protège les anneaux comme une marque industrielle. Le CIO est une organisation puissante et influente, qui peut être très opaque.
A quelle occasion les Jeux changent-ils de dimension?
Dans les années 70, les JO avaient encore un certain lustre, mais ils intéressaient avant tout les passionnés. Le premier tournant, c'est lors des Jeux de Séoul en 1988, qui marquent les retrouvailles entre l'est et l'ouest. La planète du sport est de nouveau réunie. Cela se poursuit en 1992, avec notamment la présence de la «Dream Team» américaine en basket-ball. L'aboutissement de cette logique a lieu lors des Jeux du centenaire, en 1996. Atlanta est choisi au détriment d'Athènes. Ces Jeux - surnommés «Jeux Coca Cola» - ont été envahis par la publicité, notamment Delta Airlines ou CNN. L'évolution des ressources télé est assez significative: en 1964, à Tokyo, elles sont de 2 millions de dollars. En 2000, elles s'élèvent à plus d'un milliard de dollars.
Comment Samaranch a-t-il pu rester si longtemps en poste?
Samaranch a mené trois carrières: dans le monde industriel et financier, dans le monde politique en Catalogne, et dans le sport. Il a aussi été le diplomate de Franco à Moscou. Selon certains, il aurait même été un agent du KGB. Comment a-t-il duré? Est-ce dû à son charisme ou à sa capacité à acheter des voix? Le système de cooptation, propre au CIO, favorise la constitution d'un noyau dur d'électeurs fidèles. Cela peut expliquer pourquoi Samaranch est resté vingt ans en poste. Il a aussi été habile avec les pays émergents en leur faisant une place après la vague de décolonisation [Fidel Castro, par exemple, a rendu hommage à Samaranch lors de ses funérailles jeudi, ndlr]. Son travail, c'était de jouer sur les équilibres nord-sud et est-ouest.
Que sait-on de son passé franquiste?
Je trouve que la presse internationale, espagnole et catalane le gomment très largement. Quand on apprend que le juge Garzon est poursuivi parce qu'il a ouvert une enquête sur les disparus du franquisme, alors que dans le même temps José Luis Zapatero rend un vibrant hommage à Samaranch, c'est très choquant.
Samaranch a été franquiste, il ne s'en est jamais caché, il lui a même rendu hommage après sa mort. Et ce n'est pas une simple erreur de jeunesse: il a été phalangiste puis a exercé des responsabilités au sein de ce régime dictatorial. Cela montre que l'Espagne n'a pas rompu avec son passé franquiste, et à quels points les dirigeants du sport mondial sont aveugles.
Samaranch a eu en fait un parcours très similaire à celui de Jean Borotra, qui fut l'équivalent d'un secrétaire d'Etat aux Sports sous Pétain. Ces hommes bénéficient d'une certaine impunité sous prétexte qu'on ne mélange pas sport et politique. Or, ils font bien de la politique.
Quelle est l'héritage de Samaranch dans le mandat de son successeur Jacques Rogge?
Rogge n'a fait que gérer cet héritage, sans prendre de mesure particulière. Notamment parce que lors de son premier mandat, il a été élu par des membres placés par Samaranch. Sa seule innovation, ce sont les JO de la jeunesse, qui sont prévus cet été à Singapour. L'idée, c'est de garder le contact historique du mouvement olympique avec les jeunesses du monde. La pratique du sport de compétition est en baisse dans les pays riches: cela veut dire que le vivier de consommateurs et de spectateurs peut baisser.